mercredi 31 juillet 2013

Il y a de ces jours qu'on n'aimera jamais plus...

 Source : inconnue


9h36. Je suis en Normandie, au bord de la mer, avec un couple d'amis. Un rayon filtre à travers les stores mal fermés, j'ouvre les yeux. Mon humeur est maussade. Je décide de ne pas y prêter tout de suite attention, je préfère rester dans le flou, juste encore un peu...

10h40. Alors que nous prenons un petit déjeuner tardif, L. arbore un demi-sourire. "Pfff, ma mère ! Elle m'envoie des photos de chaises de jardin, j'en recherche pour mon appart'. Vous en pensez quoi de celle-là ?" K. se penche vers le smartphone et se moque gentiment de la demi douzaine de photos de chaises en bois presque identiques. Je sens cette saleté d'envie poindre, prendre ses aises et contaminer tout mon corps. Quelle connerie la jalousie... Eh merde. Moi aussi j'aimerais que ma mère m'envoie des photos de chaises en bois. Même moches, même en plastoc' ça m'irait. 

K : "Ça va C.?"
C : "...Ça fait un an. Aujourd'hui." Le regard dans le vague, je me parle à moi-même. Je n'ai pas pu tenir plus longtemps, je dévoile l'ombre sournoise.
K : "Ah... C'est vrai. C'était juste avant mon voyage à Bali." Si ce n'était pas de la mort de ma mère qu'il s'agissait, j'aurais peut-être souri face à la naïveté de cette remarque.
C : "Excusez-moi, il faut que j'appelle ma tante." 

10h55. Après quelques tergiversations, nous en venons enfin aux faits. "J'ai publié un extrait du texte que nous avions choisi pour l'enterrement dans le Corse Matin..." me dit ma tante. "Il était bien ce texte. On doit continuer à vivre comme si elle était parmi nous et l'intégrer à nos rires par tous les souvenirs joyeux que nous avons d'elle. Elle est bien là, encore présente, dans nos cœurs et dans nos têtes, et elle veut notre bonheur, il faut parler d'elle encore et encore". 

Mais quoi qu'on en dise, la douloureuse absence d'un être cher détruit tout un équilibre, une famille. On a tous peur. Mon père essaye-t-il encore de maintenir l'unité qu'elle seule, par son amour et sa sensibilité, créait au sein de notre cocon ? Et mon frère, si taciturne à ce propos, que ressent-il ? Qu'éprouvent les hommes de notre quintet amputé ? Nous les sentimentales, nous les fragiles, nous angoissons. Et cette angoisse est malsaine. Car au fond, notre véritable peur c'est qu'elle soit mal aimée après sa mort. 

11h33. Idiote que je fais. Nous l'aimons tous à la folie, ma sœur  mon frère, mon père, mes tantes... et il en sera ainsi toute notre vie. 


12h02. "K., je sais qu'hier j'ai dit que je détestais Dieu, mais j'aimerais aller à l'église aujourd'hui. Je n'en suis plus à une contradiction près n'est-ce pas ? Il y a une église à Coutainville ?"


15h00. K. et L. m'ont traînée dans une sorte de dépôt-vente rempli de babioles. On dirait deux gamins à l’affût de ce que K. appelle "la perle rare", ce qui fait bien marrer L.. Je profite de leur inattention pour larmoyer discrètement, puis j'essaye de faire semblant de me prendre au jeu et ça me distrait.
K : "Tu veux qu'on te dépose à l'église au retour de la brocante ?"
C : "Non. J'ai trop faim. J'irai après le déjeuner." Je veux avoir l'esprit tout à elle.

16h00. Nous dormons tous à poings fermés, sans doute assommés par nos estomacs trop pleins.

18h30. J'ai peur que l'église ne soit fermée. Mais pourquoi n'y suis-je pas allée avant ?! Qu'avais-je de plus important à faire aujourd'hui, franchement ???

18h45. Je pars à pied sous la pluie en direction de la petite église d'Agon. J'ai pris à la volée un parapluie qui se vante : "Je vote pour la démocratie, je vote Bongo". Je me demande qui est Bongo, j'espère que je ne fais pas la promo d'un dictateur. Ça ferait bon effet devant l'église tiens... Puis je me marre intérieurement en me demandant ce que ça peut bien me foutre en de pareilles circonstances.

18h55. Deux petites vieilles qui ragotent entrent dans l'église. Ouf ! Elle n'est pas fermée. Merci mon Dieu ! Ça va, je plaisante.
Loin d'être fermée, elle annonce même le début imminent de la messe par un tintement de cloches. J'engueule ma mère intérieurement. C'est pas drôle, merde!, tu sais que j'ai décidé d'arrêter ces conneries. Bon, ça va, ça va, je reste. Et j'arrête les grossièretés, ok.

19h. L'église est pleine. Pleine de vieillards. Le christianisme est mal barré.

19h10. Je manque de m’étouffer en essayant de chanter avec les autres "Gloire à Dieu, toi qui fait la justice sur la terre" ou un truc du genre.

19h15. "Dieu est être de pardon". Ouai. Bah tant mieux pour toi parce que franchement moi je l'ai encore en travers. Si t'existes j'ai deux mots à te dire : d'une part t'es un sacré égoïste de l'avoir rappelée si vite auprès de toi. D'autre part t'es un putain de sadique. Parce que je l'ai vue souffrir. J'ai vu comme elle a eu mal. J'ai vu comme son corps s'est déformé...
Et voilà je pleure, fait chier.

19h59. Cela fait près de 45 minutes que je pleure, je n'arrive plus à m'arrêter. Je comprends si bien en cet instant l'importance des lieux de culte. Quoi que j'en dise, j'avais besoin de cette petite heure au cœur d'une église. Les chants, la solidarité qui y règne, la spiritualité... l'atmosphère générale -malgré mon peu de conviction- apaise mon affliction.

20h01. "Je, suis, sortie". J'articule difficilement. A l'autre bout du combiné, K. répond instantanément : "bouge pas ma C., j'arrive. On va se boire un bon verre de blanc en ville." Qu'est-ce que j'aime mes amis.


Photo de la très talentueuse Charlotte Abramow

Souvenirs en vrac.
Quand nous étions petites ma sœur et moi, nous courrions à la descente de la voiture et nous mettions en boule devant l'entrée, les mains en pointe. Ma mère arrivait et disait "Oh ! Mais j'ai deux petites souris devant l'entrée ?!" et elle nous caressait le dos jusqu'à ce qu'on éclate de rire. Tous les matins, nous allions dans son grand lit pour le "doydoyage obligatoire" : un gros câlin chacune.  
Nous habitions dans un petit village isolé, loin de notre école, mais elle détestait nous laisser manger à la cantine le midi, elle voulait nous voir et nous cuisiner des plats sains, et n'hésitait pas à faire de longs trajets pour venir nous chercher. Pourtant, elle détestait cuisiner et brûlait souvent les plats ! Nous nous en amusions beaucoup.
Quand nous rentrions de l'école, nous nous battions ma sœur et moi pour lui raconter notre journée en premier. Plus tard, je gardais l'habitude de lui demander son avis sur tous les sujets.
Elle adorait aussi nous habiller en jolies robes à fleur Jacadi. Nous étions ses petites poupées. Mais comme nous grandissions trop vite et que ces robes étaient onéreuses, elle les prenait souvent deux tailles trop grandes pour que cela nous dure plus longtemps !
Pour ses enfants, elle avait un tempérament de louve. Elle était prête à tout décrocher pour nous, se bâtait comme une lionne et époustouflait notre entourage par son pouvoir de persuasion lorsqu'il s'agissait de notre avenir ou de notre bien être. D'une manière générale, elle pensait toujours aux autres avant elle-même.
C'était une femme très élégante dans sa posture et son attitude, notamment à table. Je ne l'ai jamais vue avachie ou négligée. Elle avait toujours les pieds parfaitement propres, la peau douce, une grâce incroyable. Elle n'aimait pas le laisser aller. Elle employait un vocabulaire soutenu mais restait accessible malgré tout et les gens s'attachaient très vite à elle. Elle avait une subtilité, une intelligence fine et une compréhension des autres hors du commun. 
Ce qui est étonnant, c'est qu'elle dépensait très peu pour sa toilette. Je me souviens les après-midis à la conseiller sur les tenues qu'elle chinait chez les enseignes bas de gamme ou sur les marchés. Elle aimait d'ailleurs beaucoup les marchés et rapportait souvent des tas de choses inutiles qu'elle obtenait à bas prix. Des lustres notamment, elle adorait ça. Mon père prenait un air mi-blasé, mi-amusé : "quelles merdouilles as-tu encore achetées ?"
Lorsque nous partions en voyage, nous avions toujours droit à une crise d'hystérie de sa part lors du remplissage des valises. C'était si systématique que nous attendions ses hurlements avant chaque départ, comme pour lancer les vacances. Je crois qu'elle était à la fois stressée à l'idée d'oublier quelque chose et agacée par l'excessive décontraction de mon père qui la laissait gérer presque seule les préparatifs. 
En vacances en Corse, elle écoutait en boucle Thomas Fersen qu'elle avait interviewé pour le Dauphiné Libéré et qu'elle trouvait hautement séduisant. Nous ne pouvions plus le supporter ! Puis un jour, elle s'en est lassée...
Lorsqu'elle était fatiguée l'après-midi, elle avait pour habitude de faire un sieste sur le canapé et nous demandait de venir la "momifier", ce qui signifiait la saucissonner dans la couverture pour ne pas laisser de trous d'air. Elle détestait les courants-d'air.
Pendant mon adolescence, j'ai parfois mis son tempérament Corse explosif à rude épreuve et je me souviens m'être pris quelques claques, coups de torchon ou verres d'eau à la figure. Je courais dans ma chambre en claquant la porte et le lendemain matin nous nous tombions dans les bras et nous enlacions très fort.
J'ai toujours eu un lien très étroit avec ma mère, j'abhorrais ses déprimes hivernales, ses doutes, sa solitude... Elle était la seule à ne pas voir à quel point elle était unique, exceptionnelle et fantastique. Je crois que malgré son attachement et son amour, mon père n'a jamais vraiment réussi à la sécuriser, la rassurer. Il l'a emmenée partout -elle qui n'était pas une grande sportive l'a suivi au sommet du Mont Blanc- ils ont énormément voyagé ensemble et avec nous, il a financé ses études d'ostéopathie lorsqu'elle a voulu tout recommencer... Et pourtant je crois qu'elle a toujours douté d'elle-même.
C'est fou de douter de soi à s'en rendre malheureuse quand on a tout ! Elle était sublime avec ses grands yeux verts clairs et son corps féminin, elle faisait rire tout le monde aux dîners et soirées, elle pétillait d'intelligence, elle marquait tous ceux qu'elle croisait.
Elle était le centre de mon univers et dans le fond je voulais tout faire pour la rendre heureuse, sans y parvenir jamais parce qu'elle ne supportait pas que moi, son petit oisillon, je me "sacrifie" pour elle. Aucun sacrifice de ma part, je la suivais partout parce que j'avais l'envie et le besoin d'être avec elle. J'étais là lors de ses premières crises d'épilepsie et tant d'autres après, je l'ai aidée pour les déménagements, les courses... Comme elle a toujours veillé sur mes frères et sœurs et moi avec la plus grande affection, je veillais sur elle.
Son rire, sa façon d'écouter, son sale caractère, sa sensibilité, ses câlins, ses opinions, ses valeurs, son regard... Tout cela me manque incroyablement. Ma mère était une personne admirable, comme il en existe très peu.

Ainsi, avec tous les merveilleux souvenirs que je garde de ma mère, cette femme incroyable, je haïrai pour toujours ce triste 27 juillet.




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