mercredi 25 février 2015

Conseils pour devenir le parfait dramaturge de sa propre vie.

Heyyy ! Coucou ! Tu te rappelles ? Ouai ça fait un bail ! T'as pas pris une ride pourtant. Moi ? Ho, j'ai juste un peu refait la déco. À part ça je te rassure rien n'a changé. Je me mets toujours dans des situations abracadabrantes et je suis toujours la mère Fouras de l'amour comme disait Kamel Toe. Ce serait con de s'améliorer pas vrai ! J'ai beaucoup pensé à toi, puis tu sais, la vie quoi... Aller tu m'en veux pas, je te mets à jour ? 




La vie est pleine de drames. Des drames tangibles, qui font se lever des foules entières, qui rassemblent des millions de gens, qui créent des sentiments puissants et partagés. Puis des drames personnels, tout aussi profonds, si ce n'est plus pour les personnes qui les vivent. Plus je vieillis et plus je suis convaincue que le drame fait partie intégrante de nos vies. 
Mais pour certains, étrangement, cela ne suffit pas. Ils ont la capacité extraordinaire de se créer des drames supplémentaires et totalement fictifs, qu'ils rendent peu à peu réels à force d'y croire eux-mêmes. Comme vous vous en doutez, je suis naturellement pourvue de ce don extraordinaire. Ainsi, si vous manquez un peu d'amertume, d'auto-apitoiement, de larmichettes, suivez le guide : je partage.

À la fin de mes études d'ingénieur, je n'ai pas hiberné pendant des mois comme on aurait pu le croire ici, j'ai intégré l'antre d'un démon dévorant : une agence de production artistique. J'y suis entrée à pas de loup, tétanisée à l'idée de perturber par ma gaucherie ce monde fantasmé. Les femmes sublimes, chics et cultivées de l'agence représentaient tout ce que l'ingénieure boulotte que j'étais rêvait de devenir. 
Pendant un an, j'ai travaillé comme jamais dans ma vie. J'ai donné toute mon âme et mon temps à ces projets glamours, grandioses, qui me happaient complètement. J'ai travaillé des dimanches, des soirs, des nuits pour un salaire misérable, je me suis épuisée mais j'ai aussi été follement heureuse. Je me suis sentie étrangement épanouie. J'avais le sentiment de vivre pour moi alors que, paradoxalement, je n'avais plus de temps pour moi. Ni mes amis ni ma famille. En réalité, je n'avais plus le temps de penser et ça me plaisait bien. J'apprenais mais je ne réfléchissais plus. Ou bien je réfléchissais au projet en cours, à ce que m'avait dit mon chef, à ce qu'il pensait de moi, à comment devenir un parfait petit copié-collé des nanas de l'agence. J'étais presque lobotomisée par cet univers angoissant qui me faisait pourtant tellement rêver. Je n'ai pas fermé les yeux pour autant, j'ai bien vu les dessous de l'art contemporain, sa surface lisse et brillante aussi bien que ses revers sombres et écoeurants. Mais j'ai plongé dans le travail comme dans la bouffe des années plus tôt, lorsque j'étais boulimique. Avec trop d'entrain, trop de sensibilité, trop de naïveté, trop, trop, trop. Souvent je me suis même sentie ridicule. 
Je pourrais écrire des pages sur les figures emblématiques qui dirigent l'agence et éveillent chez leurs employés des sentiments contradictoires de haine et de respect, d'admiration et de dégoût terrible. Ou bien sur mes liens fusionnels et pas toujours sains avec mon chef. Mais là n'est pas mon propos. Alors revenons aux étapes de fabrication de son propre drame parfait.

Conseil n°1 : Ne pas écouter son coeur et encore moins sa raison

Un jour j'ai parlé à mon chef de mon amour pour Londres, cette ville fantastique dans laquelle je rêvais de vivre. Et il m'a prise très au sérieux. Je n'avais aucun projet en tête évidemment, aucune piste, aucune idée, juste ma meilleure amie sur place et mon amour pour cette ville. Londres lointaine dans mon esprit est devenue très présente dans celui de mon chef. "J'aurais bien aimé que tu fasses ceci ou deviennes cela mais tu pars à Londres, il faut que tu partes". Je n'osais pas le contredire. Je ne voulais pas le décevoir. Je me suis peu à peu faite à l'idée que oui, je partais. J'allais vivre mon rêve de gosse. Mais je ne me départais pas de ce sournois sentiment de faire une bêtise, de quitter un monde dans lequel j'avais l'impression d'avoir enfin trouvé ma place pour une chimère. 

Conseil n°2 : Pratiquer l'auto-dévalorisation à haute dose

Un autre sentiment sournois m'a peu à peu traversée. Et si mon chef me poussait à partir à Londres parce qu'il ne voulait pas me garder ? Parce que j'étais trop nulle ? Parce qu'il n'y avait pas de place pour un poids lourd comme moi ? Voulait-il que je vive mon rêve ou voulait-il se débarrasser de moi ?

Conseil n°3 : Scénariser sa vie

Comme l'agence avait envahi toute ma vie et tout mon être, mon départ devait forcément être tonitruant. Déclarations d'affection, cadeaux, démonstrations, déchirements, promesses, adieux... Trop, trop, trop, reflet parfait de mon excessive expérience. Un moyen évident de s'assurer qu'aucun retour en arrière n'était possible.

Conseil n°4 : Avoir des regrets ; cultiver la nostalgie

Pendant mes vacances d'été, deux mots ne quittaient pas ma bouche : le nom de l'agence et celui de mon chef. Mon ancien chef pardon. Et je continuais à parler des projets comme si j'y étais. 
Une semaine avant mon départ, mon chef - mon ancien chef pardon - me fit savoir qu'il avait absolument besoin de moi dans son équipe et que si je le souhaitais j'étais à nouveau la bienvenue à l'agence six mois plus tard, après mon expérience londonienne. Évidemment, nouvel élan d'émotion, toutes mes perspectives bouleversées et un départ chaotique. J'arrivais à Londres les songes à Paris. J'étais paralysée. Incapable de profiter de ma nouvelle vie. J'exaspérais ma meilleure amie et colocataire par mon indécision.

Conseil n°5 : Prendre des décisions hâtives sous le coup de l'émotion

Un mois plus tard, je disais donc à mon chef - mon ancien chef pardon - de faire comme si je n'allais pas revenir. De ne pas compter sur moi et nous verrions dans cinq mois. Je ne voulais pas attendre, je devais me débarrasser de mes chaînes pour me plonger entièrement dans mon aventure londonienne. Je ne voulais pas dire oui puis non, alors j'ai dit non puis oui. À Londres, sans travail, sans réelle mobilisation, je me suis peu à peu engluée dans la déprime. J'ai repris quelques kilos puis j'ai dû rentrer en France pour une opération bénigne. À l'agence on ne m'attendait plus. Je me suis retrouvée deux mois chez mon papa pour ma convalescence. Il aurait voulu que je reste en France et que je cherche un travail sérieux. Un boulot d'ingénieur un vrai. Mais je suis repartie décidée à donner un sens à cette escapade londonienne.

Le Grand Final : Le parfait retournement de situation

Bon. Là je vous ai raconté le pire parce qu'on est dans le drame. Mais bien sûr comme dans toutes histoires il y a aussi de l'allégresse ! D'ailleurs sans allégresse ce ne serait pas un vrai faux drame. Il faut beaucoup d'allégresse pour réussir à retomber par terre bien comme il faut. Vous voyez ? L'essence du dramaturge de sa propre vie c'est le gâchis. Et quoi de plus génial que les relations amoureuses pour cela. 
Alors on y vient. À Londres j'ai osé. Je me suis inscrite sur un site de rencontres qui s'appelle okcupid. En France je ne l'aurais pas fait parce que je pensais que c'était réservé aux vieux dépressifs ou aux "plans c**". Mais à Londres j'avais besoin de m'intégrer, de discuter avec des vrais British, alors je me suis lancée. Sur okc (pour les initiés hum) on trouve beaucoup de gentils geeks et de nerds revanchards. J'ai discuté avec des montagnes d'hommes et j'en ai rencontré dix. Parmi les dix mon coeur a flanché pour un. Enfin flanché... En toute honnêteté j'ai d'abord été déçue. Son physique, sa voix ne correspondaient pas à l'image que je m'en étais faite. Mais il m'a vite fait oublier tout cela. Il m'a couverte d'attentions adorables, de petits mots, de fleurs... Et il m'a donné mes premiers... Vous savez... Bon. Il était amoureux, je trouvais tout cela bien excessif mais mon petit coeur fleur bleue s'est attaché, évidemment. Je suis une incurable romantique et bien que je déteste les grand-mères à chats j'ai tous les symptômes de la future grand-mère à chats. 
Lorsqu'on a un léger déficit de confiance en soi on a du mal à croire que quelqu'un puisse tomber amoureux de nous. Quand on a un léger déficit de confiance en soi et qu'on n'a pas de travail - donc beaucoup trop de temps - c'est l'hécatombe. 
Les pensées dépréciatives envers ma propre personne se sont multipliées. Et on ne peut pas aimer une grosse incompétente et instable. Hein tu vois chéri. Je ne suis pas assez bien. Non mais tu vois je suis névrosée, si si. Tu ne peux pas me comprendre, on est trop différents. Tu vois tu m'apprécies beaucoup mais tu ne m'aimes pas. Tu n'aimes pas ça ? Ha bah voilà j'avais raison, je suis exactement comme ça. Hein ? Peut-être que je n'ai pas tord ? J'en étais sûre ! Séparons-nous je ne peux souffrir une relation inégale sentimentalement... De toutes façons c'est toujours pareil, on croit m'aimer follement quand on ne me connait pas puis dès qu'on creuse c'est fini...

Et voilà. Là vous avez un parfait retournement de situation. Là vous pouvez vous sentir bien malheureux(se), vous avez un beau sentiment de gâchis et vous pouvez bien vous prouver à vous même que vous êtes nul(le). Enfin. On y est. Je vous redonne les points clés du retournement de situation pour que ce soit bien clair :

Situation -0 : Vous êtes seul(e).
Situation 0 : Il (elle) vous aime, vous l'aimez bien.
Situation 1 : Vous vous rappelez que ce n'est pas possible qu'on vous aime.
Situation 2 : Vous le (la) convainquez qu'en fait non, il (elle) ne vous aime pas.
Situation 3 : Il (elle) finit par vous donner raison.
Situation 4 : Vous le (la) quittez de ce fait.
Situation 5 : Vous l'aimez, il (elle) vous aime bien.
Résultat : vous vous faites bien mal au coeur et retournez à votre situation -0. Bien joué !

(Hey heureusement si c'est quelqu'un de bien vous pouvez le garder en ami !! Oh chouette !)

Conclusion :

En parfaite dramaturge de ma propre vie j'ai donc réussi -en six mois !- à décevoir mon père sur absolument tous les plans. J'ai repris x kilos, je n'ai plus de travail et pour finir je n'ai plus de mec !
Heureusement que je trouve ça quand même un peu comique...